Recherche FFJ Research Statement Sachiyo KANZAKI

Sachiyo KANZAKI


Concentration unipolaire à Tokyo et l’émergence du discours régionaliste du Kansaï

 


 

Contexte de recherche
La concentration socioéconomique autour de Tokyo se poursuit au Japon. Cette tendance est même accélérée depuis l’époque postindustrielle, contrairement à la théorie estimant qu’elle s’apaiserait avec la fin de l’exode rural (Toffler 1980). Ma thèse de doctorat examine cette problématique en analysantl’émergence d’une nouvelle entité régionale, le Kansaï (la région incluant entre autres Osaka, Kyoto et Kobe), pour pallier le manque de recherches antérieures sur la diversité socioculturelle et le régionalisme au Japon. Pour cela, j’ai adressé la situation socioéconomique du Kansaï depuis le 20e siècle jusqu’aux discussions récentes sur le dōshū-sei (système du quasi-fédéralisme)[1] qui témoigne de la résistance régionale. On y comprend que le changement sur le plan politico-économique transforme le champ du pouvoir symbolique (Bourdieu 1991).
 
 
Discours du jibanchinka du Kansaï
L’agglomération de Tokyo détient un record planétaire avec ses 42,79 millions d’habitants. Osaka la suit de loin avec 19,77 millions d’habitants, mais cette dernière occupe néanmoins le 15e rang au monde (PopulationData 2016). Cependant, depuis quelque temps, le terme « jibanchinka (affaissement de terrain) » est employé pour décrire la situation de la région du Kansaï. Par analogie, « L’affaissement de terrain du Kansaï » nous ramène à l’image du terrain qui s’effrite, le Kansaï qui perd du terrain dans le contexte économique.
Cette analogie n’existait pas avant l’époque de Meiji. Au début du 20e siècle, Osaka était la capitale économique du pays. En fait, on peut retracer l’origine de cette expression à l’allocution de Sugi Michisuke à la Chambre du Commerce et de l’Industrie d’Osaka en 1952. Le terme «jibanchinka» réfère aux années où les problèmes de pollution causaient de réels affaissements de terrain et où la récession faisait rage après la guerre de Corée.
La plupart des hommes d’affaires contemporains du Kansaï situent le commencement du jibanchinka après l’Exposition universelle d’Osaka en 1970 qui pour eux représente l’apogée d’Osaka.
Cette exposition universelle basée sur le progrès de l’industrie et l’harmonie pour l’humanité était la première en Asie. Elle était suivie par la fin du miracle économique japonais en 1973, lors du premier choc pétrolier. C’est dans cette décennie que l’affaissement du Kansaï se manifeste plus concrètement.
 
 
Concentration unipolaire à Tokyo
Qu’est-ce qui est perçue comme la cause du jibanchinka du Kansaï? Aujourd’hui, malgré la baisse de population à l’échelle nationale, la population japonaise se concentre de plus en plus à Tokyo. On estime que la région de Tokyo est la seule qui pourra clairement maintenir sa population dans les années à venir (Sanuki 2007). Presque toutes les autres régions souffriront d’un recul de population.
Selon le dernier résultat du recensement de 2015 (Japon. MAIC 2016), la plupart des départements ont effectivement vu leur population diminuer. Seulement sept départements ont vu leur population augmenter : Tokyo et les départements environnants (Kanagawa, Chiba et Saitama), ainsi que Fukuoka, Aichi et Okinawa. À l’exception d’Okinawa, ces départements ont augmenté leur population grâce à la migration. Dans aucun département principal du Kansaï, où se situent les villes de Kobe, Kyoto et Osaka, la migration en provenance des autres départements n’a contribuer à augmenter la population.
En fait, depuis 1973, le résultat de la migration nette de la zone d’Osaka (dép. Osaka, dép. Hyogo, dép. Kyoto et dép. Nara) est toujours négatif. Ceci étant dit, Osaka a enregistré une augmentation de population nette en 2010 (Japon. MSTA 2011) grâce à l’accroissement de la natalité.
On qualifie cette concentration d’« unipolaire », parce qu’elle est différente de la concentration occasionnée par l’exode rural, la migration ne se faisant pas nécessairement d’une zone rurale vers une zone urbaine.
 
 
Changement de la structure spatiale
Concrètement, le changement de la structure spatiale implique le transfert à Tokyo des divisions internationales ou des fonctions administratives des entreprises d’Osaka.
Ce déplacement est surtout en vogue chez les grandes entreprises pour les raisons suivantes : davantage de contact avec le gouvernement, facilité d’effectuer des opérations financières et internationales, acquisition de l’information sur les autres compagnies concernées. La centralisation du secteur privé à Tokyo est perçue comme étant renforcée par le développement des technologies de l’information de même que par la mondialisation.
Le développement des technologies de l’information, au lieu d’occasionner la dispersion géographique des entreprises grâce à une capacité accrue de partager l’information, a plutôt engendré une baisse de la valeur de l’information comme telle au sein de l’entreprise. À l’opposé, ce phénomène a propulsé la valeur des informations difficilement accessibles à un niveau très élevé. À terme, cette situation a creusé un fossé entre le centre, qui décide à partir d’informations rares et précieuses, et sa périphérie qui reçoit ses décisions. Dans ce contexte, la centralisation d’un organisme est devenue plus facile grâce au partage des décisions prises (Takase et Hagio 2007). 
Les artères de distribution industrielles et la structure spatiale du Japon ont été modifiées entre les années 1960 et les années 1980. Tokyo est devenue un seul centre national grandissant.







Figure 1 Changement de la structure spatiale (Kanzaki 2013)[2]
 
Le déplacement des sièges sociaux vers Tokyo est une manifestation importante de l’affaissement de terrain du Kansai. L’écart entre le Kansaï et Tokyo continue d’accroître.
 
 
Réaction du Kansaï
Dans ce contexte, dans les années 1970, est avancé ce qu’on appelle la « théorie bifocale (niganrefu riron) » qui se concentre sur deux centres importants de l’archipel japonais : Tokyo pour l’Est et le Nord, et Osaka pour l’Ouest et le Sud. En s’appuyant sur le fait que les activités économiques du Japon sont essentiellement concentrées dans ces deux villes, cette théorie souligne l’importance de développer le pays en renforçant leurs fonctionnalités en tant que centres de leurs régions respectives, plutôt que de se concentrer uniquement sur Tokyo. Dans ce contexte, l’Osaka 21st Century Association, fondée en 1982, mentionne l’importance d’améliorer le fonctionnement métropolitain du Kansaï. Le Kansaï a aussi vu dans la dernière tentative de transfert de la capitale commencée en 1987 l’opportunité d’affecter un changement. Cependant, il s’est avéré que, pour le Kansaï, le transfert de la capitale était souhaitable pour résoudre l’affaiblissement des régions causé par la concentration unipolaire, tandis que pour Tokyo, le projet était plutôt vu uniquement comme un moyen de désengorger la ville. En 2006, le gouvernement central abandonne effectivement le projet du transfert de la capitale au profit de l’installation du dōshū-sei.
 
 
Émergence du discours régionaliste
Le discours régionaliste émergeant au Kansaï ne repose pas sur l’homogénéité de la région. Il repose plutôt sur la position du Kansaï en tant qu’antithèse à la tendance centralisatrice perçue par les Kansaïens comme étant plutôt de nature tokyoïte. Le Kankeiren (Fédération économique du Kansaï) a établi un groupe de recherche pour proposer sa vision sur le projet du dōshū-sei. Il prône un modèle qui ressemblerait à celui de l’Union européenne. Il compare la concurrence entre Osaka et Kyoto à celle de l’Allemagne et de la France qui ont tout de même dû collaborer pour la fondation de l’Union européenne. Tout en poursuivant l’idée d’un sentiment d'unité régionale hétérogène, ce discours met l’accent sur la diversité existant à l’intérieur même de la région tout en soulignant que celle-ci constitue l’entité kansaïenne.
 

Sachiyo Kanzaki est chargée de cours à l’Université de Montréal (UdeM) ainsi qu’à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM). Elle est titulaire d’une maîtrise en relations internationales à l’Université Ritsumeikan de même qu’une maîtrise en science politique et d’un doctorat en anthropologie à l’Université de Montréal. Elle a effectué ses recherches postdoctorales à la Johnson-Shoyama Graduate School of Public Policy de l’Université de la Saskatchewan. Elle se spécialise dans les enjeux sociopolitiques du Japon et ses intérêts de recherche portent sur la question de l’autonomie des collectivités et du développement régional.

 
 
Bibliographie :

Bourdieu, Pierre. 1991. Langage et pouvoir symbolique. Paris: Fayard.

Gouvernement du Japon. Ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales (MSTA) (Kōsei-rōdō-shō). Jinkō-dōtai-nenpō 2010, 2011.

Gouvernement du Japon. Ministère des Affaires intérieures et des Communications (MAIC) (Sōmu-shō), Bureau de la Statistique Generate (Tōkeikyoku). Jinkō-dōtai-nenpō 2016, 2016.

Kanzaki, Sachiyo. 2013. Thèse de doctorat en Anthropologie, l’Université de Montréal. Le changement identitaire et les revendications régionalistes au Kansaï, Japon.

PopulationData. ISSN : 1708-5713. Palmarès – Les plus grandes villes du monde, [consulté le 30 décembre 2016] En ligne : https://www.populationdata.net/palmares/villes/

Sanuki, Toshio. 2007. Kyūseichōsuru machi tōtasareru machi : Zenshichōson no 5 nengo 10 nengo. Tokyo: Daiwa Shobō.

Takase, Takenori, et Hagio, Senri [Research Group: Kansai Activation]. 2007. Shakai hendō to Kansai kasseika (Renovation of KANSAI and organizational autonomy). Kenkyū sōsho. 144.

Teranishi, Shun'ichi. 1990. « Dairokushō: Nihonkeizai no chiikiteki shoruikei », dans Chiiki keizaigaku, Ken’ichi. Miyamoto, S. Yokota et K. Nakamura [éds.]. Tokyo: Yūhikaku, 249-263.

Toffler, Alvin. 1980. The third wave. New York: Morrow.



 
[1] Le dōshū-sei, qui prévoit la division du pays en états, c’est-à-dire en dō 道- et en shū州, propose deux approches pour modifier le système actuel et accorder plus d’autonomie aux régions: soit le regroupement des départements en une unité administrative située entre le gouvernement central et les départements, soit la fusion des départements en unités administratives moins nombreuses.
[2] Créées à partir des images de l’ouvrage de Teranishi (1990).