Recherche FFJ Research Statement Miyako HAYAKAWA

Miyako HAYAKAWA


Enquête ethnographique sur le modèle familial des migrants japonais en France

 




Introduction
En troisième année de thèse en anthropologie, l’objectif de mon travail doctoral consiste à analyser les rapports sociaux de genre dans la famille japonaise contemporaine, notamment la persistance du patriarcat dans la vie courante des Japonais. Je m’intéresse particulièrement aux pratiques quotidiennes entreprises par les expatriés japonais en France, afin de pouvoir analyser également les transformations des normes dans le temps.

Souvent appelé comme « ie », ce système patriarcal d’origine confucéenne et bouddhiste qui vise à assurer la pérennité de l’unité patrilinéaire est caractérisé par la position dominante du mari/père sur les autres membres de famille dans le foyer, accompagné par une forte inégalité homme-femme, ainsi que la division sexuelle du travail. Cette institution, prescrite dans l’ancien code civil de 1898, a été légalement supprimée. Elle a été remplacée par un modèle familial égalitaire après la Seconde Guerre Mondiale, ainsi que la nouvelle constitution japonaise de 1946 garantit l’égalité des sexes devant la loi. Depuis lors, la famille connaît des métamorphoses importantes dans le pays : l’apparition de la famille nucléaire tout en conservant le modèle de famille élargie grâce à la croissance importante de la population d’après-guerre ; le modèle de standardisation de la femme au foyer dans le ménage dans les années 1970 et la diminution de celui-ci après la crise pétrolière ; la chute importante du taux de natalité, de 4,63 en 1947 à 1,43 en 2013 ; l’augmentation du nombre de célibataires. Ainsi, la notion de famille, telle qu’on l’imagine aujourd’hui – composée d’un mari qui travaille en entreprise, d’une femme au foyer prenant soin des autre membres de la famille, et des enfants mineurs, tous unis avec affection sous la même lignée patrilinéaire - n’est pas un fait naturel et universel, mais en réalité, il s’agit plutôt d’une « famille moderne », une institution sociale et transitoire qui a été limitée dans quelques décennies après la Seconde Guerre Mondiale au Japon (Ochiai 2004).

Une partie des coutumes de nature patriarcale restent largement appliquées dans la pratique dans le pays. 96 % des femmes renoncent à leur nom de jeune fille lors de mariage, car la loi oblige les couples mariés à porter le même nom de famille. Ainsi, l’un des deux a besoin de supprimer le sien pour que le mariage soit validé et inscrit dans l’état civil. Rares sont ceux qui choisissent le nom de l’épouse. La loi impose également un délai de viduité de 100 jours aux femmes lors du divorce. La séparation entre la sphère de la production et celle de la reproduction étant marquée dans le pays, 60% des femmes démissionnent de leur emploi à la naissance du premier bébé, notamment du fait des coutumes, mais aussi du fait du manque de mode de garde d’enfant et les longues heures de travail en entreprise. Pour celles qui souhaitent continuer à rester sur le marché de travail, on constate des cas de harcèlements contre les femmes enceintes en entreprise appelés « mata-hara » commis par des supérieurs hiérarchiques ou des collègues, un phénomène qui les incite souvent à démissionner. A la maison, la moitié de la population adhère à l’idée de la division sexuelle du travail en 2013[i] et 88 % de tâches domestiques sont effectuées par les femmes. En tenant compte de cette réalité, plus d’un tiers des jeunes japonaises expriment leur souhait de devenir « femme au foyer » en acceptant une situation qui va à l’encontre de leur épanouissement personnel et de leur indépendance financière. Le Japon est aujourd’hui classé au 101e rang mondial en matière d’égalité entre les hommes et les femmes selon une enquête du Forum économique mondial (2015)[ii].

L’intériorisation des normes sur la famille ?
Ainsi, la question se pose aujourd’hui de savoir pourquoi ces coutumes sur la famille souvent considérées « traditionnelles » n’ont pas connu une véritable remise en question jusqu’à présent. Il faut préciser que le gouvernement japonais a multiplié des mesures afin de sensibiliser l’opinion en matière d’égalité des sexes, telles que la loi de 1985 sur l’égalité des chances en matière d’emploi, la loi cadre de 1999 pour une société de participation conjointe des hommes et des femmes, la révision de la loi de 1985 en matière du harcèlement sexuel (2007), la diminution du délai de viduité à 100 jours au lieu de 6 mois, etc. Comment peut-on expliquer cet écart entre la mise en place des mesures entreprises par des institutions publiques – même si certains les jugent inappliquées - et la « stagnation » de l’évolution des mœurs ? Si les coutumes patriarcales restent ancrées dans la pratique malgré l’abrogation de la loi en 1947, les Japonais intériorisent-ils réellement ces valeurs aujourd’hui, dans la visibilité accrue de nos jours ? S’agit-il plutôt d’une simple convenance ou d’une stratégie des personnes concernées, particulièrement les femmes, pour mieux vivre dans une société patriarcale, comme souligne Deniz Kandiyoti (Kandiyoti 1988) ? Confrontées aux contraintes sociales, le fait de se comporter comme le veulent les coutumes du pays – souvent caractérisée comme « bonne épouse et mère avisée » - serait-il une attitude logique pour les femmes afin de maximiser la sécurité et multiplier des choix dans la vie courante ?

La prise en compte de ces questions sur l’intériorisation des normes familiales en matière de genre s’avère un champ de recherche d’autant plus important à explorer que les débats sur les inégalités homme-femme au Japon tendent à polariser autour de la promotion des femmes sur le marché du travail et la dévalorisation des tâches domestiques. L’objectif de ma recherche doctorale consiste à voir la situation actuelle de la famille non pas par une simple dichotomie « homme-femme », « oppresseur vs opprimée », ou « l’ancien système vs le nouveau modèle », une problématique déjà fortement traitée dans diverses disciplines en sciences sociales. L’enjeux ici est de comprendre et de contextualiser la réalité de chaque individu à travers leur comportements et paroles, ainsi que les non-dits, en privilégiant leurs propres vécus.

Terrain et Méthodologie
J’ai fait le choix de réaliser ma recherche de terrain en France auprès des communautés d’expatriés japonais, complétée par quelques enquêtes au Japon. Il s’agit de mener une enquête composée d’entretiens individuels et d’observations afin d’identifier les normes et les pratiques sociales relatives à la famille et les rapports sociaux de genre en couple, et ensuite les analyser comment les enquêté(e)s sont arrivés à intérioriser ces valeurs qui sont cristallisées autour des pratiques concrètes dans le quotidien, sur leurs comportements et paroles. Comme soulignent Beaud et Weber, j’essaie de mettre « au jour la complexité des pratiques sociales les plus ordinaires des enquêté(e)s, celles qui vont tellement de soi qu‘elles finissent par passer inaperçu(e)s, celles qu’on croit « naturelles » parce qu’elles ont été naturalisées par l’ordre social » (Beaud et Weber 1997 :7).

En France, on compte environs 32 000 ressortissants japonais dont la plupart résident dans la région parisienne. Ils sont de profils variés : des expatriés au sens « pur » - ceux qui sont embauchés par une entreprise japonaise et installés avec leur famille pour une mission d’une durée assez courte (en général 2-5 ans), des autoentrepreneurs qui s’engagent dans diverses activités professionnelles (chef d’entreprise, restaurateur, coiffeur), des scientifiques et des fonctionnaires, de jeunes étudiants, etc. Mes entretiens et observations s’effectuent auprès des couples japonais et des célibataires dans des grandes villes comme Paris et Lyon.

Le fait de choisir un terrain de recherche hors Japon présente de nombreux atouts sur place, particulièrement en matière du positionnement de l’enquêteur sur le terrain. Tout d’abord, en faisant partie d’une minorité ethnique dans le pays d’accueil (la France) en tant que doctorante d’origine japonaise, le profil du chercheur facilite la mise en relation avec les enquêté(e)s. Puisque vivre dans un pays étranger n’est pas toujours évident, la « survie » dépend de l’entraide entre membres de la communauté (les diverses démarches administratives qui sont souvent compliquées, les systèmes d’éducation et de santé complètement différents du pays d’origine, et même les simples achats des produits asiatiques). Cette situation de soutien et interconnaissance me permet d’avoir de points communs avec les enquêté(e)s. Autre élément facilitateur de la recherche est la courte durée de séjour et l’intégration partielle des enquêté(e)s dans la société d’accueil. Le fait qu’ils soient en France pour une durée déterminée et qu’ils ne soient pas dans leur communauté d’origine les mettent à l’aise face aux questions parfois délicates posées par le chercheur en entretien, car dans la plupart des cas, le séjour en France représente pour eux une période « entre parenthèse » ou « sabbatique » dans leur vie, épargnée de toute sorte de pressions sociales et des obligations. Ils ont tendance à s’exprimer plus librement sur leur expérience et sentiments, car ils savent que leurs paroles ne soient ni répétées et ni propagées dans leur communauté d’origine. 

En menant une quarantaine d’entretiens semi-directifs et des observations, deux constats provisoires sont établis sur l’intériorisation de certaines normes de caractère patriarcale.
Premièrement, la supériorité du mari et la lignée du celui-ci a été observée au sein de couples. Parmi les enquêtées femmes (mariées), aucune n’a gardé son nom de jeune fille, toutes l’ont supprimé lors du mariage. Aucune ne semble s’être posée de question sur ce point, y compris celles qui sont les plus diplômées qui exerçaient un métier dans des catégories élevées (cadre, médecin, etc.) avant leur expatriation. Elles jugeaient ce changement de nom tout à fait « normal » dans un mariage. Cela rejoint le résultat d’un recensement effectué en 2005 sur les couples mariés, où 96.3% choisissent le nom de conjoint. Un taux légèrement inférieur mais pas de changement important dans l’ensemble n’est à noter, car lors du recensement précédent en 1975, plus de 98.8% de couples interrogés ont fait le même choix[iii].

Cette « priorité » mise sur la lignée du conjoint au début de mariage peut se prolonger tout au long de la vie conjugale via les pratiques les plus ordinaires dans la vie courante, sans que l’on ne prenne conscience de la nature de ces habitudes. Certaines enquêtées femmes témoignent leur sentiment d’« étouffement » dû aux contraintes qui leur sont imposées par leur époux. Par exemple, une enquêtée qui vit en France depuis plus de 7 ans n’a pas le droit d’appeler sa propre mère au Japon car d’après son mari, une fois mariée, elle a intégré la famille de son époux et elle est censée prendre de la distance avec ses propres parents. Une autre enquêtée, femme au foyer donc entièrement dépendante de son conjoint sur le plan financier suite à sa démission après la naissance de son premier enfant, se confronte aussi à des contraintes qu’elle juge toutefois acceptables (pas de sortie pour loisir, interdiction d’utiliser l’ordinateur, retour à la maison avant l’heure indiquée par son conjoint, etc.).

Ce rapport du pouvoir hiérarchisé au sein du couple s’observe également par des paroles inconsciemment émises par les enquêtées, qui, à première vue, semblent intérioriser l’infériorité de leur statut. Elles ont tendance à employer des expressions qui sous-entendent l’autorisation de leur conjoint lorsqu’elles décrivent leur activité extra-familiale qu’elles effectuent pour le loisir en dehors de la maison pour justifier leur absence à la maison. « Mon mari m’a laissée partir pour une soirée avec une amie ». « Il m’a permis d’aller faire du sport une fois par semaine ». Ce sont des phrases qui reviennent de façon récurrente en entretien. Pourtant, il est important de préciser qu’il y a le besoin d’analyser l’usage de ces expressions avec un certain recul. Tandis qu’elles emploient les mots marquant leur infériorité et elles semblent « soumises » en se privant de la liberté, en même temps, elles se moquent souvent de l’incapacité de leur conjoint dans la sphère privée, notamment sur les tâches domestiques, et elles les traitent comme « enfants » et « mineurs » qu’elles doivent prendre en charge. Il ne s’agit donc pas d’une simple victimisation des femmes et intériorisation des normes patriarcales ici. Une observation qui nous incite à réfléchir sur d’autres interprétations possibles.

La seconde norme observée est une forte présence de la division sexuelle du travail. Sauf certains cas rares où le couple est muté tous les deux au même endroit au même moment, l’expatriation met en difficulté la carrière de celui/celle qui est basé dans le pays d’origine. En réalité, c’est un fait exclusivement féminin qui concerne les expatriés de toutes les nationalités : les femmes doivent quitter leur emploi afin de suivre leur mari dans l’expatriation. Or, la question est complexe lorsqu’il s’agit des migrants japonais : ce n’est pas le simple fait de partir dans un pays étranger qui met en question la carrière et l’identité professionnelle des femmes. C’est plutôt une forte présence de la notion de division sexuelle du travail partagée au sein du couple qui empêche les femmes d’entreprendre une activité professionnelle et les retient dans la sphère domestique en leur faisant privilégier le statut social de leur conjoint. Quel que soit le métier qu’elles exerçaient auparavant, dans le cas où le statut professionnel et le diplôme requis étaient plus élevés que celui de leur mari, elles mettent systématiquement la priorité sur la carrière de leur époux. Dans la plupart des cas, l’expatriation a simplement pour impact le renforcement de la division du travail qui s’opère déjà dans le foyer. De plus, les enquêtées femmes reviennent rarement sur le marché du travail après avoir séjourné plusieurs années en France lorsque la barrière de langue ne constitue plus un obstacle pour elles.

Cette observation sur la carrière des femmes va de pair avec la répartition inégalitaire des tâches domestiques dans le foyer. L’implication des hommes japonais dans ce domaine s’avère extrêmement limitée, ainsi que dans la prise en charge des enfants, quel que soit leur condition du travail. En général, les expatriés bénéficient des horaires plus flexibles et moins d’heures du travail au bureau en France, pourtant, ce changement ne semble pas avoir d’impact sur l’organisation de la vie de famille. Sauf certains cas, ils sont aussi « absents » à la maison qu’ils l’ont été lorsqu’ils travaillaient de longues heures au Japon. Cette observation rejoint le constat d’une étude publiée en 2012, qui constate qu’il existe une énorme disparité homme-femme sur le temps consacré aux les tâches ménagères (42 minutes pour les hommes et 3h et 45 minutes pour les femmes par jour).

Ces constats provisoires confirment le courant majeur de la sociologie de la famille et les études du genre dans l’académia japonaise : aujourd’hui encore, la famille japonaise contemporaine est fortement caractérisée par des pratiques de nature patriarcale. Le modèle de la « famille moderne » décrit par Emiko Ochiai et d’autres chercheurs – basé sur la division sexuelle du travail et les rapports sociaux genrés au sein de couple- reste ancré dans la mentalité et les pratiques chez les migrants japonais. Cette observation fait écho avec un des résultats requis d’une étude de cohorte de 1999 à 2009 sur l’évolution de la famille japonaise, qui constate que cette dernière n’a pas connu une grande transformation pendant ces 10 dernières années en matière du genre (Inaba et al. 2016). Les expatriés s’ouvrant à d’autres modes de vie et de modèles familiaux en Europe n’en sont pas exclus, ils maintiennent leur façon de vivre « traditionnelle » dans le pays d’expatriation. Pourtant, ces constats ne doivent pas être interprétés comme une preuve de la subordination totale des femmes, vue d’une façon orientaliste et dichotomique : dans beaucoup de cas, les femmes arrivent à négocier dans le patriarcat tout en détenant un certain pouvoir dans le foyer. Il serait donc pertinent d’analyser ces multi-facettes des rapports sociaux de genre s’opérant dans la plus grande intimité.

Références citées

Beaud, Stéphane et Florence Weber. 1997. Guide de l'enquête de terrain: produire et analyser des données ethnographiques. Paris : La Découverte. 
Inaba, Akihide, Tokio Yasuda, Rokuro Tabuchi, and Shigeto Tanaka eds. 2016. Nihon no kazoku 1999-2009: Zenkoku kazoku chōsha (NFRJ) niyoru keiryō shakaigakuteki kenkyu [the Japanise Family 1999-2009: quantitative sociological study based on National Family Research of Japan (NFRJ)]. Tokyo: University of Tokyo Press.
Kandiyoti, Deniz. 1988. “Bargaining with Patriarchy,” Gender & Society 2(3), pp. 274-290.
Ochiai, Emiko. 2004. Nijuuisseiki kazoku e: kazoku no sengo taisei no mikata koekata. Tokyo: Yuhikaku Sensho.
 

Miyako Hayakawa est doctorante en 3e année en anthropologie à l’EHESS Marseille. Installée en France depuis 2013, elle prépare une thèse sur les rapports sociaux de genre dans la famille japonaise contemporaine, particulièrement la persistance du patriarcat. Sa formation initiale couvre les sciences politiques et les Gender Studies, elle est diplômée de l’Université de Sophia à Tokyo et de School of Oriental and African Studies de l’Université de Londres. Elle est ancienne boursière de JSPS en sciences politiques. Ses sujets de recherches portent sur le genre, la parenté, et la sexualité dans la population japonaise, tout en mettant l’accent sur les non-dits et l’intériorisation des normes familiales. Elle travaille également sur les enjeux et les difficultés que rencontrent les chercheurs sur des terrains proches, notamment l’identité et la subjectivation des enquêteurs. Lauréate du prix Louis Dumont en 2015 (Aide à la recherche en anthropologie sociale).
 
 

[i] Cabinet Office. 2012. Public Opinion Poll on a Gender-Equal Society (http://www.gender.go.jp/english_contents/pr_act/pub/pamphlet/women-and-men13/pdf/1-10.pdf)
[ii] http://reports.weforum.org/global-gender-gap-report-2015/rankings/
[iii] http://www.mhlw.go.jp/toukei/saikin/hw/jinkou/tokusyu/konin06/konin06-4.html