Recherche FFJ Research Statement Sophie BUHNIK

Sophie BUHNIK


MÉTROPOLE DE L’ENDROIT ET MÉTROPOLE DE L’ENVERS. DÉCROISSANCE URBAINE, VIEILLISSEMENT ET MOBILITÉS DANS LES PÉRIPHÉRIES DE L’AIRE MÉTROPOLITAINE D’ŌSAKA


Ma recherche doctorale est centrée sur une analyse de l’évolution du peuplement, de l’aménagement et du fonctionnement des banlieues (mot qui traduit ici la notion de kōgai) des aires métropolitaines japonaises depuis la fin de la bulle et la Décennie perdue (1991-2002). Durant la période de la Haute Croissance, un faible contrôle sur les usages des sols a permis une expansion considérable des banlieues, où se sont installés des individus suivant le parcours professionnel et résidentiel typique de la famille nucléaire d’après-guerre. Les kōgai ont ainsi constitué le lieu d’épanouissement d’une classe moyenne enrichie, symbole de la réussite du Japon d’après-guerre.

Cependant, ces territoires périurbains sont aujourd’hui soumis à des processus multidimensionnels et cumulés de déclin provoqués par la baisse de la population du Japon. Mais le facteur démographique seul n’explique pas pourquoi la décroissance progresse à un rythme plus élevé dans les banlieues que dans des zones déjà classées kaso (en dépeuplement) avant 1990, en raison de la conjonction de soldes migratoires et naturels négatifs. Ces banlieues « perdent » au profit d’espaces attractifs, notamment les centres-villes rénovés par des projets urbains de prestige. En Occident, la périurbanisation est toujours perçue comme un vecteur de fragmentation sociale. Le cas du Japon montre toutefois que le déclin périurbain ne présente pas que des opportunités de réduire l’artificialisation des sols. Il pose des problèmes potentiellement dévastateurs aux collectivités locales concernées : friches urbaines, fermeture des commerces et des lieux de sociabilité, départs d’incendie dans des maisons vides (akiya), chute des recettes fiscales et risques d’isolement des plus âgés… Ces mutations soulèvent des questions d’aménagement pionnières sur la métropolisation en contexte de faible croissance et sur le vieillissement des espaces périurbains à travers le monde.

A décroissance urbaine, mobilité décroissante ?

Mes recherches se sont spécialisées autour d’une interrogation : à décroissance urbaine, mobilité décroissante ? Shrinking city, shrinking mobility ? Il s’agit par cette entrée de se demander comment évoluent les comportements de mobilités des populations japonaises dont le territoire de vie est soumis à des tendances économiques et socio-démographiques négatives durables. Cette interrogation s’est forgée dans l’observation de trois constats :

1) Un constat théorique : malgré la montée en puissance des débats sur les villes perdant des habitants (shrinking cities) d’une part, et la remise en cause de paradigmes développementalistes d’aménagement dans un contexte de réchauffement climatique planétaire et d’épuisement de nombreuses ressources naturelles d’autre part, les réflexions sur la réorganisation de systèmes urbains en situation de déclin peinent à émerger dans les études urbaines occidentales, surtout pour ce qui concerne les articulations entre réseaux et territoires, le financement des infrastructures et l’évolution des besoins des ménages qui restent dans des territoires en déclin.
2) Un constat méthodologique : le Japon est un pays producteur de bases de données publiques massives et d’enquêtes locales conduites avec rigueur par divers acteurs (universités, municipalités) nous renseignant sur les interactions entre dépeuplement, niveaux d’accessibilité et évolution des pratiques de mobilité dans des territoires ruraux ou urbains en déclin. La littérature occidentale s’appuie peu sur ces données pour comprendre les recompositions socio-spatiales des villes japonaises, par des analyses multi-variées ou même univariées exploitant les données micro-locales (par quartier) du Bureau de la statistique nippon. En outre, la question des mobilités spatiales au Japon et en Corée du sud s’est relativement peu illustrée dans le champ des mobility studies, malgré le rôle clé de ces deux pays en matière d’innovations technologiques qui ont contribué à l’accélération des flux de tous ordres à l’échelle planétaire.
3) Un constat empirique : au Japon, les quartiers de gare et leurs équipements suivent des trajectoires opposées selon leur localisation au sein des agglomérations qui forment la Mégalopole. Au cœur de Tōkyō, Nagoya, Ōsaka, Kyōto, mais aussi des capitales de départements (ken) telles que Toyama ou Matsumoto, les gares sont plus que jamais le ressort d’une requalification urbaine par grand projet (toshi saisei), où se déploient des merveilles d’ingénierie et d’architecture. Dans les banlieues à l’inverse, les gares cristallisent les symptômes de la dévitalisation. Depuis la fin des années 1990, les discours savants et politiques promeuvent la réhabilitation de centres-villes denses favorables aux déplacements pédestres, afin de renouer des liens de proximité. Mais concomitamment, les difficultés d’accès aux services augmentent : 17,1% des Japonais de plus de 65 ans auraient aujourd’hui du mal à faire leurs courses à pied, contre 11,6% en 2001 selon la Direction générale pour les politiques de cohésion sociale. Comment expliquer cette hausse des disparités d’accès aux ressources urbaines ?

Recontextualiser le déclin des banlieues japonaises à l’épreuve des mobilités humaines

Un des principaux objectifs de la thèse a consisté à ne pas voir dans le déclin périurbain un simple résultat mathématique de la démographie actuelle du Japon ou d’un rejet en bloc des modes de vie périurbains. Nous interprétons la distribution géographique du déclin urbain comme une manifestation spatiale de la transition néolibérale du capitalisme japonais et de ses institutions depuis les années 1980, qui pèse sur les parcours résidentiels de ménages plus petits, plus âgés et moins nombreux. Cette hypothèse a orienté mes choix théoriques et méthodologiques :

1) Afin de réinsérer la question du déclin périurbain dans un renouvellement des analyses sur l’économie et la société japonaises en transition, j’ai construit une approche géographique croisant les spatialités du peuplement de la région du Kansai avec l’étude des mobilités humaines. Cet angle d’observation est pertinent à condition d’englober dans la définition de la mobilité les éléments matériels et immatériels qui font système avec les réseaux de transport. Par exemple, ce sont les stratégies intégrées de développement des compagnies ferroviaires privées du Kansai, articulant offre de logement, de transport et de loisirs adaptés aux membres de la famille de type male breadwinner, qui ont permis l’allongement des déplacements domicile-travail des salariés japonais jusque dans les années 1990.

2) Le cadre théorique articule les débats internationaux sur la décroissance urbaine à des sources japonaises interrogeant les liens entre dédensification des ressources et existence de groupes d’habitants affectés par le déclin urbain. Mon état de l’art repose sur deux types de sources en particulier : les études urbaines sur le « rééchelonnement » de la gouvernance du territoire japonais (state rescaling) inspirées par une approche régulationniste du capitalisme japonais, et les ouvrages japonais qui s’approprient des concepts issus de la géographie anglophone sur la justice spatiale (food desert, shrinking city).

3) Le choix du terrain, Ōsaka, est lié au fait que Tōkyō capte une part significative des emplois tertiaires supérieurs de cette « métropole seconde » historiquement connue pour son avant-gardisme en matière de politiques industrielles et sociales. Malgré le maintien de son produit urbain brut à des niveaux remarquables, la ville d’Ōsaka enregistre des taux de pauvreté supérieurs à la moyenne nationale depuis les accords du Plaza (1985) et elle a reçu beaucoup moins de périmètres de rénovation urbaine que la capitale, dans le sillage du vote de la Loi spéciale sur la renaissance urbaine de 2002. Les élites économiques du Kansai récusent une « provincialisation » d’Ōsaka qui favorise l’essor de mouvements autonomistes et revanchistes, dont le parti de la restauration (Ishin no kai) du maire Hashimoto Tōru est un avatar récent. Enfin, Ōsaka est la tête d’une région urbaine polycentrique, où les processus de recentralisation de la production de bureaux et de logements ont des effets moins bien acceptés qu’à Tōkyō sur la gouvernance inter-municipale du Kansai.


Ōsaka-Kyōto-Kōbe en 2010 : organisation régionale et densité moyenne par quartier.


4) La représentation des dynamiques de peuplement et des mobilités dans le Kansai est pluriscalaire : les cartes par municipalité ou par quartier à l’échelle de la conurbation Kyōto-Ōsaka-Kōbe recontextualisent les cartes qui explorent les transformations sociodémographiques et infrastructurelles de deux banlieues d’Ōsaka (Senboku New Town et Kawachinagano), ce qui donne un éclairage original sur les stratégies de ménages et d’entreprises opérant à un niveau plus large que celui des limites administratives d’une ville de banlieue. Cela a impliqué la collecte de données de plusieurs sortes : des indicateurs issus des recensements quinquennaux de la population depuis la fin des années 1990 renseignant sur les mobilités résidentielles et leurs effets (nature des gains démographiques), sur les ressources des territoires (emploi, équipements, commerces) ; les résultats des enquêtes globales de transport du Ministère du Territoire, des Infrastructures, des Transports et du Tourisme (MLITT) ainsi que ses données sur les tendances du logement. Les relevés de terrain, les entretiens avec un panel de 50 acteurs locaux (bureaux d’urbanisme, compagnie ferroviaire Nankai, responsables de quartier, ONG…) et les enquêtes auprès d’un échantillon de 160 résidents de Senboku New Town retracent les cheminements d’une population consciente de vivre dans une banlieue en dévitalisation continue depuis 1992. Les décalages dans les niveaux d’agrégation des statistiques traitées ont constitué le principal obstacle méthodologique, les fusions communales compliquant l’obtention de séries cohérentes sur des mailles spatiales stables.



Part des ménages au revenu annuel inférieur à 3 millions de yen (23 000 euros) par an et par quartier dans la Préfecture d’Ōsaka (Ōsaka-fu) en 2010.


De la ville compacte comme étendard d’une restructuration compétitive des politiques urbaines dans un Japon très vieillissant

En donnant à ma thèse le titre de métropole de l’endroit et métropole de l’envers, en référence à une dichotomie structurante de l’espace vécu au Japon, j’ai tenu à souligner un changement scalaire de grande envergure dans les facteurs et les répercussions hétérogènes du ‘déclin’ des tissus urbains japonais. Face à une fragilisation des éléments traditionnels de la puissance du Japon sur la scène internationale, les acteurs dominants de la fabrique de la ville plaident pour une « ville compacte » jugée plus durable que l’étalement urbain. Ce renversement de la gouvernance des agglomérations justifie aussi la conversion partielle de l’administration centrale de l’État développeur japonais à une politique urbaine de l’offre qui agglomère la richesse économique, humaine, matérielle et symbolique au sein de territoires attractifs, en vertu d’une logique de « ruissellement » des retombées fiscales de l’attractivité. Or au Japon, les stratégies des acteurs de l’urbanisation, sociétés immobilières et compagnies ferroviaires en tête, ont contribué à la concentration persistante des emplois tertiaires supérieurs dans les centres-villes anciens.

En effet, les gouvernements libéraux-démocrates de Hashimoto Ryūtarō (1996-1998), Keizō Obuchi (1998-2000) et Koizumi Jun.ichirō (2001-2006) ont répondu aux énormes défis posés par le déclin de la population japonaise en remettant en question le paradigme développementaliste qui sous-tendait l’expansion continue des agglomérations japonaises avant la bulle, sans renoncer pour autant à la croissance de l’économie nationale. Les déréglementations de la loi d’urbanisme (toshi keikaku hō), de la loi sur le transport ferroviaire et les réformes de la décentralisation ont été votées indépendamment les unes des autres, quoique pour des motifs similaires de rationalisation des investissements publics et privés. Le slogan de sélection et concentration (sentaku to shūchū) des dépenses en travaux publics est inclus dans la Loi sur les collectivités locales depuis mai 2014. La pierre angulaire de ces changements institutionnels reste la Loi sur la renaissance urbaine de 2002, car elle encourage par des incitations fiscales à l’intérieur de périmètres désignés, des coalitions de croissance sur des territoires prioritaires pour le maintien de la compétitivité globale du Japon.

La baisse attendue de la population et de la demande en terrains a rendu caduque une logique de spéculation sur les prix fonciers, mais les sols demeurent au cœur du système de financement de l’économie nippone et pour ces raisons, leur revalorisation est essentielle : celle-ci passe désormais par la plus grande durabilité des projets immobiliers de prestige que les sols supportent. Au-delà de la construction de gratte-ciel dotés de complexes commerciaux au-dessus des grandes gares centrales, les fonds d’investissement titrisés autorisés depuis 1998 ont introduit dans leurs portefeuilles d’actifs des condominiums moyens et hauts de gammes équipés de multiples services, bien connectés aux principales zones d’emploi du pays. Autrefois une étape transitoire avant l’achat d’un bien plus conséquent, le condominium se substitue au pavillon en tant que destination ultime des trajectoires d’accession à la propriété des ménages de moins de quatre personnes.

L’évolution des prix fonciers dans l’agglomération d’Ōsaka de 2000 à 2010. Réalisation sur ArcGis à partir des données du MLITT.


Ainsi, les stratégies de croissance des acteurs privés de la production de logements, en concertation avec le Quartier général de la renaissance urbaine rattaché depuis 1999 au Cabinet du Premier ministre, ont popularisé un modèle d’habitat recentré. Ce « retour au centre » d’une partie des ménages japonais n’est pas assimilable à l’embourgeoisement des quartiers anciens dégradés des métropoles occidentales ou émergentes, puisque la baisse continue des prix fonciers et la hausse de l’offre de logements ont rendu les centres des plus grandes villes japonaises structurellement plus abordables, auprès de classes moyennes aux revenus plus irréguliers. Mais ces « points chauds » de rénovation urbaine accentuent l’obsolescence des territoires qui ne connaissent pas ou peu de processus de régénération, en raison de leur éloignement – parfois très faible en distance kilométrique – des zones où sont implantés des projets immobiliers de classe A.

Or, la vacance résidentielle et commerciale qui détériore les conditions de mobilité des habitants des banlieues est d’autant plus ardue à traiter que les réformes de décentralisation reconfigurent les marges de manœuvre des collectivités locales périphériques à plusieurs titres :
- Alors que depuis le gouvernement de Nakasone (1982-1987), le code de la construction a été plusieurs fois amendé pour intensifier la production urbaine au centre des métropoles japonaises, une fiscalité défavorable à la démolition des maisons vacantes par leurs propriétaires n’a fait l’objet d’une révision qu’en décembre 2014. A la suite de la réforme de 1999 qui renforce les pouvoirs réglementaires des municipalités, celles-ci sont instigatrices de mesures originales pour lutter contre les impacts négatifs du déclin, mais avec des dotations de fonctionnement diminuées ;
- La réduction à marche forcée du nombre de communes sur le territoire national (de 3 232 en 1999 à 1 727 en 2010) pousse les collectivités à réduire les équipements en « doublon ». S’accélère ainsi le déclin des zones à la marge des centres du pouvoir politique, en dépit de l’autorisation de conserver un système administratif à branches multiples ;
- La révision de la loi de mars 2000 sur les activités ferroviaires facilite en théorie le remplacement des segments peu rentables par des lignes de bus, ce qui augmente les risques de désertification des pôles de gare en banlieue. Mais la loi de décentralisation de 1999 et la loi sur les ONG (NPO hōjin) de 1998 ont renforcé les capacités des municipalités à déléguer à des partenariats privé-société civile la fourniture de services mobiles à la personne (bus communautaires à la demande, camion-épicerie), sur le plan juridique et fiscal ;
- Les récents rapports sur la mort annoncée de dizaines de villes régionales suscitent la colère des élus des régions à l’écart de la Mégalopole. Afin de renouer avec cette base électorale du PLD malmenée sous le mandat de Koizumi, plusieurs Premiers ministres, dont Abe Shinzō (2012-présent) ont mis en place des mesures compensatoires dans des « zones-test » : promotion du tourisme rural, contrats de coopération entre villes-centres et périphéries pour prolonger la durée de vie des réseaux de transport radiaux, relance des dépenses de construction dans les régions ravagées par le séisme du 11 mars 2011. Ces mesures ne sont applicables qu’en dehors des sphères métropolitaines de la Mégalopole, de sorte qu’il n’existe toujours pas de plan spécialement conçu pour les banlieues de Tōkyō, Ōsaka-Kyōto-Kōbe et Nagoya, où vivent toujours plus de 65 millions d’habitants.

La néolibéralisation des politiques urbaines japonaises ne correspond donc pas à un retrait de l’État développeur dans la régulation de la production immobilière, mais plutôt à l’affirmation de son rôle de garant de « bonnes pratiques » et de la stabilité du marché pour les acteurs investis dans les projets de renaissance urbaine et la promotion de bâtiments « intelligents ». L’adoption par les sphères dirigeantes de la rhétorique de la ville compacte légitime ainsi une rationalisation des investissements en direction des territoires performants, et en filigrane, c’est le délaissement des banlieues sans atouts touristiques ou récréatifs qui est admis.

Habiter et se déplacer dans la région urbaine en déclin d’Ōsaka : vers une spécialisation socio-résidentielle des banlieues ?

En concentrant la sélection des indicateurs cartographiés autour de la notion de mobilité résidentielle, mes recherches confirment la corrélation entre déséquilibre migratoire, naturel, vieillissement et dévalorisation du foncier dans les zones les plus distantes des quartiers d’affaires rénovés. Mes enquêtes au sein de la banlieue en déclin de Senboku New Town montrent que d’autres paramètres socio-économiques se superposent : il y a montée de la vacance résidentielle mais pas arrêt net de l’étalement urbain dans Senboku, car les ménages entrants, moins nombreux que les sortants, se dirigent vers la filière du logement privé pavillonnaire ou collectif neuf dans des quartiers plus aisés que les zones de logement public, alors que la production de condominiums bat son plein dans les centres-villes attractifs.
Evolution du peuplement par quartier de la région d’Ōsaka, 2000-2010. Réalisation sous ArcGis, S.Buhnik, 2015.


Ne pouvant concurrencer la ville d’Ōsaka dans l’attraction de ménages attirés par le mode de vie « dense » associé à la vie en condominium, les acteurs municipaux et privés périurbains s’entendent sur la construction de quartiers pavillonnaires « modèles » au voisinage d’établissement scolaires huppés, eux aussi impliqués dans cette stratégie de gentrification marginale, pour assurer la stabilité démographique et les recettes fiscales à moyen terme de la collectivité périurbaine grâce à l’arrivée de familles. Cette stratégie d’attractivité résidentielle familialiste, axée sur le marché pavillonnaire haut de gamme, reflète la segmentation actuelle du marché du travail japonais, qui sépare les ménages dont le parcours de vie suit une trajectoire typique de l’après-guerre (revenu principal assuré par l’homme), et les individus seuls occupant des emplois précaires ou au contraire très qualifiés, qui restent au plus près des pôles d’emploi centraux pour réduire leur temps de transport, chez leurs parents ou dans un logement locatif collectif. En nombre, les effets modaux sur les mobilités à l’échelle du Kansai sont radicaux : aux déplacements ferroviaires radiaux et homogènes d’une classe moyenne en âge de travailler sous la Haute croissance, se sont substitués les mobilités plus transversales et plus locales de personnes âgées ou de ménages sans enfants, caractérisées par l’abandon de la voiture voire du permis de conduire en centre-ville, ou au contraire sa domination en banlieue.

En définitive, cette thèse de géographie et d’aménagement sur les recompositions socio-spatiales des métropoles japonaises et sur l’évolution des mobilités humaines conclut que la matrice du déclin des banlieues est leur éloignement des zones d’emploi qualifiés. Cela appelle une réflexion plus large sur la relation au temps de travail au Japon. La stratégie d’intégration sociale de l’après-guerre, qui fonctionnait dans le cadre d’une politique de plein emploi masculin, assurait l’intégration fonctionnelle des banlieues. Depuis la fin de la bulle, la montée du taux d’emploi des femmes n’a pas pour autant réduit la longueur moyenne des journées de travail, de sorte que les ménages bi-actifs vont systématiquement tenter d’optimiser le temps et l’argent qu’ils consacrent à leurs déplacements. Les ménages avec enfants que j’ai interrogés à Senboku et à Kawachinagano ont pour la plupart choisi cette banlieue après un arbitrage entre la distance au lieu d’emploi du mari et les visites aux parents domiciliés dans ces deux communes.
Le nombre et la répartition des emplois de la finance, assurance, recherche et expertise dans la Préfecture du Kansai en 2010. Source : Bureau national de la Statistique. S.Buhnik, 2015.

Par ailleurs, l’un des résultats majeurs des enquêtes par questionnaires auprès des habitants de Senboku est la mise à jour du sentiment d’ancrage au territoire local, quel que soit l’âge des répondants, jeunes et moins jeunes. A l’intérieur de la métropole d’Ōsaka, les ménages les plus contraints par le renversement des logiques d’aménagement urbain sont ceux qui ne s’accommodent pas d’une injonction au raccourcissement des distances entre domicile, emploi et lieux de loisirs, en fonction d’une définition par le savant et le politique des « besoins » d’une société ultra-vieillissante. Comme l’indiquent mes enquêtes dans Senboku, les personnes les plus engagées par leur emploi de soin aux personnes âgées ou leurs activités bénévoles sont aussi les plus motorisées, le train n’occupant plus qu’une place secondaire pour des trajets de loisir ou d’accès à des services rares.
Il importe donc de réexaminer les apports sociaux et environnementaux réels d’une politique de compacité urbaine qui, dans un jeu démographique à somme nulle, planifie l’abandon de banlieues appréciées de leurs habitants. La création de bassins d’emploi déconcentrés, comme autour de l’aéroport international du Kansai au sud d’Ōsaka, est une des principales solutions pour maintenir la stabilité démographique des banlieues japonaises, et pas uniquement dans le secteur peu rémunérateur des emplois d’infirmerie. Raccourcir les journées de travail pour laisser aux salariés le temps de passer d’un territoire à l’autre grâce aux transports aurait des conséquences bénéfiques sur la fréquentation des couronnes périurbaines et sur les politiques de redensification urbaine elles-mêmes : le ville compacte doit intégrer la banlieue à ses perspective pour éviter la hausse du nombre de ménages isolés, pour préserver une agriculture locale et coopérative assurant une certaine sécurité alimentaire, pour le secteur du tourisme et des loisirs.

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Sophie Buhnik est docteure en géographie et en aménagement du territoire de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (C.R.I.A., UMR Géographie-cités). Grâce au soutien de la JSPS, elle a réalisé une partie de sa thèse à l’Université municipale d’Ōsaka (été 2010) et à l’Université Ritsumeikan à Kyōto (avril 2012-avril 2013). Ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Paris (A/L 2003) et diplômée du Magistère Urbanisme et aménagement de l’Université Paris 1, elle a travaillé de 2008 à 2011 pour la DATAR, d’abord comme chargée d’étude aux projets de développement et de gouvernance de la région capitale (« Grand Paris ») puis comme rédactrice associée. Elle enseigne la géographie et l’aménagement en tant qu’ATER à l’Université Paris 4 (2015-2016). Ses recherches portent sur les recompositions socio-spatiales des métropoles japonaises et sur l’évolution des conditions de mobilité des citadins japonais habitant des territoires urbains en déclin (shrinking cities). Depuis 2011, elle s’occupe de la direction éditoriale du bulletin d’analyse de l’actualité japonaise Japan Analysis (http://www.centreasia.eu).
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