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Toru YOSHIDA


RETOUR SUR L'ALTERNANCE POLITIQUE AU JAPON
                                                              Toru Yoshida
 

« Vive l’alternance ! » s’écriait l’un des candidats du Parti Démocrate (PDJ, 民主党) lors des élections d’août 2009 au Japon. De fait, mise à part la brève interruption de 1993 à1994, c’est la première fois depuis 1955 que le Parti Libéral Démocrate (PLD, 自民党) cède sa place à un autre parti, en l’occurrence le Parti Démocrate. Sept mois après ce moment historique, il est intéressant de revenir sur sa signification et sa portée.
Cette élection a été marquée par :
- un raz de marée du Parti Démocrate, à savoir un record du nombre de sièges obtenus par un seul parti ;
- inversement, un échec absolu pour le Parti Libéral Démocrate, qui risque d’avoir des conséquences durables, si l’on considère son incapacité à se réformer à la fois d’un point de vue organisationnel et idéologique ;
- une percée des jeunes politiciens, souvent novices en politique[1].
 
Si, comme le remarque Shinichi Kitaoka, la domination du PLD durant l’après-guerre, a reposé sur la trinité de la guerre froide, d’une forme électorale unique (tchusenkyoku, 中選挙区, c’est-à-dire un scrutin majoritaire plurinominal à vote unique non transférable), et la concurrence interne entre les différents courants du PLD[2], on peut effectivement dire que cette trinité a aujourd’hui disparu, rendant possible l’alternance. En particulier, le code électoral de la Chambre des Représentants, modifié en 1994, a conduit à la mise en place d’un scrutin uninominal majoritaire à un tour (auquel s’ajoute une élection à la proportionnelle pour près d’un tiers des sièges à pourvoir), entraînant une concentration du pouvoir entre les mains des cadres et de l’exécutif du parti. En effet, à cause de la concentration des ressources sur un seul candidat par circonscription, le statut quo des courants s’est déséquilibré. L’exécutif du parti exerce de fait le plein pouvoir en contournant les clans, y compris pour la conception des plateformes électorales appelées désormais Manifesto (マニフェスト). C’est à cause de cette nouvelle concentration des pouvoirs que les différents courants, dont le courant majoritaire Keiseikai (経世会, courant fondé par le premier ministre Takeshita en 1987) se sont inclinés devant le premier ministre Koizumi (2001-2006).
Dans ces conditions, peut-on dire que la démocratie japonaise n’est plus « une démocratie atypique (uncommon democracies) », pour reprendre la célèbre expression de certains politologues américains [3]? Oui…en partie.
D’après la fameuse « loi de Duverger », le scrutin uninominal majoritaire a tendance à favoriser la mise en place d’un système bipartisan[4]. De fait, les effets de la modification du code électoral se sont immédiatement fait sentir. Dés 1996, année de la première élection générale sous cette nouvelle forme, le nombre des partis politiques d’opposition s’est réduit au fur et à mesure, passant de huit à quatre : le Shinseito (新生党), Parti Libéral dirigé par Ichiro Ozawa ; le Minshuto (ex PDJ), un parti de tendance de centre-gauche fondé par le premier ministre actuel, Yukio Hatoyama ; le Parti Social Démocrate (PSD) et le Parti Communiste Japonais. Suite à cette réduction du nombre des partis, le nombre des candidats aux élections s’est lui aussi réduit, de 1261 à 1199 en 2000, puis 1026 en 2003. Enfin, en 2009, le nombre de duel opposant le PDJ au PLD dans les circonscriptions a été multiplié par cinq par rapport à 2005.
Ceci explique en grande partie le renversement de la situation politique observé entre l’élection de 2005, qui fut un record pour le PLD de Koizumi, et le raz-de-marée démocrate de 2009. Le pourcentage de suffrages obtenus par ces deux partis dépasse maintenant 70 %, ce qui est un niveau comparable à celui observé en Grande-Bretagne. Cependant, il ne faut pas oublier cette remarque de Masao Maruyama en 1958, selon qui : « même si l’Angleterre ou les Etats-Unis ont un système bipartisan, dire que le Japon doit suivre cette voie, c’est une sorte d’expansionnisme d’une thèse abstraite »[5] !
Bien sûr, le bipartisme reste imparfait, surtout si l’on considère que 180 des 480 sièges sont distribués aux petits partis par une proportionnelle régionale de 11 blocs. Ainsi, le nouveau gouvernement Hatoyama a choisi de faire une coalition avec le PSD et le Kokuminshinto (国民新党), ce dernier étant une ancienne fraction du PLD.
Cependant, la pression structurelle favorise toujours le bipartisme, soutenu d’ailleurs par les principaux acteurs politiques. Par conséquent, la situation s’apparente à une sorte de bipolarisation. Ainsi, c’est dans cette perspective que l’on peut comprendre la dynamique de la vie politique japonaise, qui ressemble de plus en plus à celle des autres pays développés.
Peter Mair, spécialiste des systèmes des partis politiques, observe que des pays comme l’Allemagne ou l’Autriche, originairement dotés de système avec une pluralité de partis, connaissent récemment un phénomène de bipolarisation[6]. Cependant, on doit reconnaître que la cause de cette tendance n’est pas claire. On peut toutefois noter qu’après une dilution des différences idéologiques - surtout en ce qui concerne la dérégulation et le marché - la dynamique politique dépend de plus en plus de la popularité de leaders politiques charismatiques, entraînant une sorte de théâtralisation de la scène politique. La centralisation des pouvoirs autour du dirigeant du parti, observée par exemple pour le New Labour de Blair, accentue cette tendance.
Au Japon, le PDJ a profité d’une situation similaire. Son slogan « Seikenkoutai » (政権交代, l’Alternance), inventé par une agence de publicité, doit se comprendre dans ce contexte, puisqu’il comporte une connotation qui exprime que le Japon n’est pas assez démocratique. Grâce à une plateforme politique plus cohérente que celle de son principal adversaire, le PDJ a contraint les autres partis d’opposition à accepter son hégémonie[7]. Comme on le sait, le bipartisme a tendance à favoriser la convergence des propositions vers le domaine des politiques publiques[8]. Il n’a donc pas été surprenant de constater que les orientations des deux grands partis japonais avaient plus de ressemblances que de différences. En bref, la forme a dominé le fond[9]. Pour résumer, le nouveau mode de scrutin renforce le pouvoir exécutif au sein de chaque parti, et ce pouvoir tend à favoriser le « spectacle » auprès d’électeurs, qui sont de plus en plus dépolitisés[10].
Deux politologues, Gérard Grunberg et Florence Haegel, observent également un effet de bipartisme en France, qui passe par une structure de bipolarisation[11]. Selon eux, les causes principales de cette tendance reposent sur la mise en place d’une dotation financière publique pour les partis politiques et la structuration des partis autour de leaders charismatiques[12], ce qui s’applique également au Japon. Au-delà des différences de régime, parlementaire ou semi-présidentiel, la tendance vers le bipartisme, via la bipolarisation, est donc une tendance dominante dans les démocraties industrialisées.
C’est dans ce contexte que l’alternance s’est produite au Japon. Ce faisant, le Japon est peut-être devenu plus démocratique, et s’est, en quelque sorte, normalisé. Mais peut-on en conclure que cette tendance représente la voie naturelle pour les démocraties. C’est là une autre question.


[1] Notons aussi que le nombre de femmes élues à la Diète a augmenté pour atteindre son plus haut niveau (11%, soit 54 députées seulement).
[2] Shinichi Kitaoka (2008), Jiminto, Chuko.
[3] T.J Pemple ed. (1970), Uncommon Democracies: The One-Party Dominant Regimes, Ithaca: Cornell Univertsity Press.
[4] Maurice Duverger (1986), Duverger’s Law:Forty Years Later, in Bernard Groffman and Arend Lijphart (eds.), Electoral Laws and their Political Consequences, New York: Agathon Press.
[5] Masao Maruyama (1996), Seijiteki Handan, in Masao Maruyama, Chosakushu, Iwanami.
[6] Peter Mair (2008), Party System Change, in Richard S. Katz and William Crotty (eds.), Handbook of Party Politics, London: Sage.
[7] On ne peut s’empêcher de voir ici une ressemblance avec le parti socialiste mitterrandien et l’alternance de 1981.
[8] Anthony Dawns (1957),An Economic Theory of Democracy. New York: Harper. 
[9] Sur ce sujet, on se référer à un livre exploratoire mais stimulant de Christian Salmon, Storytelling : La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris : La Decouverte,2007.
[10] Hideo Ohtake (1999), Nihon seiji no Tairitsujiku, Chuko.
[11] Gérard Grunberg et Florence Haegel (2007), La France vers la Bipolarisation ?, Paris : Presses de Sciences Po.
[12] Leur thèse est aussi une application de Cartel Party, presenté par Richard S.Katz et P. Mair, Changing Models of Party Organization and Party Democracy: The Emergence of the Cartel Party, in Party Politics, no.1, 1995. Par ailleurs, il est important de souligner qu’au Japon aussi, avec le changement du code electoral, l’introduction d’une aide publique aux partis politiques a été réalisée. Ainsi, en 2008, le PDJ finance près de 90% de son activité par ce fonds publique.
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